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Dans la communauté juive, lors de l’allumage des lumières de Hanoukka, il est d’usage de chanter  Maoz Tsour, le bel hymne qui fait partie de la tradition de la judaïcité ashkenaze depuis bientôt 800 ans.

L’auteur de cet hymne a inscrit son prénom en acronyme des 5 premières strophes (il y en a 6 dans la version intégrale) : la 1re commençant par Mem, la 2e par Resh, la 3e par Daled, la 4e par Kaf et la 5e par Yod , ce qui donne, en hébreu : Mordekhaï.

Il rappelle quelques étapes de notre histoire à travers les libérations des époques égyptienne, babylonienne, perse (la persécution de Haman) et grecque (l’histoire des Maccabées, dont on fête les victoires justement à Hanoukka). La première strophe, celle que tout le monde connaît et chante, exprime l’espoir d’une prochaine reconstruction du Temple, lieu où, traditionnellement, le « miracle » de Hanoukka eut lieu.

Quant à la 6e strophe : mystère…

Ses 3 premiers mots (Khassof Zeroa Kodshèkha) forment en acronyme : Khazak, c’est-à-dire : « sois fort »

D’après Leopold Zunz, savant et chercheur juif allemand du 19e siècle, l’un des fondateurs de la « Science du judaïsme » (Wissenschaft des Judentums) et dont le domaine de prédilection était l’investigation critique de la littérature, de l’hymnologie et des rituels juifs, Mordekhaï a vécu avant l’an 1250, quelque part  dans une province allemande. Il aurait peut-être été un contemporain de l’empereur allemand, Frédéric Barberousse (1122 - 1190).

Le 11 mai 1189, Barberousse quitte Ratisbonne pour se lancer dans la troisième croisade. En juillet 1190, il est rejoint dans cette entreprise par les rois Philippe Auguste, de France, et Richard Cœur de Lion, d’Angleterre.

Quel lien avec Mordekhaï et Maoz Tsour ?

C’est là qu’intervient la mystérieuse 6e strophe, strophe qui a d’ailleurs provoqué une telle irritation en terre allemande qu’on l’a supprimée, par la suite,  de la plupart des sidourim. Parallèlement, certains l’ont gardée, mais en modifiant les passages les plus contestés.

De quoi s’agit-il ?

Il est bien connu que les croisades ont entraîné de nombreuses persécutions anti-juives, conversions forcées et massacres, surtout la première croisade. Quand celle-ci fut passée, la seule évocation du terme « croisade » avait de quoi inquiéter fortement toutes les communautés juives qui pouvaient se trouver sur le passage des croisés.

Ceci dit, l’empereur Frédéric Barberousse ne pouvait être considéré comme un ennemi des Juifs, puisqu’en 1182 il avait souligné le devoir de l’empereur, prescrit par la justice et la raison, de défendre les droits de ses sujets, y compris de ceux, non chrétiens, qui vivent selon les coutumes de leurs ancêtres.

Mais dès lors qu’il s’est agi de croisade, les communautés juives retrouvaient leurs craintes. Et c’est cette crainte qui est, peut-être, le thème principal de notre fameuse 6e strophe.

Finalement, que dit-elle ? Elle commence ainsi :

« Découvre, ô Dieu, Ton bras sacré . Et hâte notre délivrance. Venge le sang des Tiens versé. Par une nation sans conscience. Car nous trépignons d’impatience. Et le mal règne en permanence. » (traduction de Moché Catane).

Vient alors la dernière ligne :

« Repousse le Rouquin à l’ombre de la Croix et suscite en notre faveur les Sept Bergers »

Interprétation : « le Rouquin » ne serait autre que Frédéric Barberousse, l’organisateur de la 3e croisade. Les troupes de Saladin ont été battues par les croisés, qui se trouvaient déjà dans la ville Iconium, en Asie Mineure. D’autre part , les « Sept Bergers » font allusion à ceux dont il est question dans le livre biblique Michée (Michée,5,4)  et qui s’opposeraient aux troupes de l’Assyrie s’apprêtant à envahir la Terre d’Israël d’après la Bible.

Il s’agit donc d’une supplication, adressée à Dieu, pour qu’Il empêche les croisés de réussir dans leur entreprise (« Repousse le Rouquin à l’ombre de la Croix ») et suscite l’apparition de sauveurs (les « Sept Bergers »), comme annoncé dans la Bible suivant Michée.

On peut même affirmer que, d’une certaine manière, Mordekhaï a été entendu.

Il semblerait, en effet, qu’après avoir provoqué Saladin en duel et après 2 batailles victorieuses contre les musulmans, dont celle d’Iconium, Frédéric Barberousse se soit noyé le 10 juin 1190 dans le fleuve Saleph (actuellement : Göksu, eau bleue) en Anatolie, avant qu’il n’ait pu rencontrer Saladin. Les circonstances de sa mort sont mal connues : on a rapporté, entre autres, qu’il avait voulu se rafraîchir, après l’échauffement de la bataille ; d’autres sources disent que son cheval se serait affolé lors de la traversée du fleuve et Frédéric aurait été emporté au fond par le poids de son armure. D’autres encore parlent d’un infarctus causé par le choc thermique, au regard de son âge.

Il ne faut donc pas s’étonner de ce que cette 6e strophe du Maoz Tsour ait provoqué la colère des chrétiens allemands contemporains de Mordekhaï.

A contrario, il est étonnant que la 6e strophe se trouve encore actuellement accolée aux 5 autres dans  Maoz Tsour.

Finalement, notre hymne est un petit parcours d’histoire juive, dont certains thèmes sont assez récurrents en hymnologie juive, notamment ceux qui se réfèrent aux épisodes des époques égyptienne, babylonienne, perse et grecque. Mais accompagnés d’éléments surprenants et beaucoup moins connus, et qui, de surcroît, n’ont pas été imités par la suite. Et pour compléter notre étonnement, chantés sur un air festif et enjoué.

On pourrait conclure par cette constatation : le génial Woody Allen n’est pas le premier juif à manier le paradoxe et l’autodérision…

M. L.